
Lorsqu’on découvre le centre-ville de Skopje, on est principalement surpris par les monuments nationalistes kitsch des années 2010. Ces derniers ont vocation de redonner à Skopje ses lettres de noblesse, pour en faire une véritable capitale nationale. Néanmoins, vingt ans plus tôt, en débarquant dans la ville, on était plutôt marqué par les grandes esplanades vides, les tours d’habitations espacées, et l’omniprésence du béton gris.
Il faut dire que Skopje avait été dévastée par un séisme en 1963. Lors de la reconstruction, le choix ne s’est pas porté sur une restitution à l’identique de la ville d’avant, mais plutôt sur la modernité. La mode était alors au modernisme : on abolissait les règles traditionnelles, les prouesses du béton permettaient d’échapper aux contraintes du passé. Pour le régime socialiste yougoslave, la reconstruction de Skopje était d’ailleurs un moyen de se créer une vitrine, il fallait qu’elle devienne une ville moderne, spacieuse, bien organisée, et conforme aux idées égalitariennes et esthétiques du régime.
Depuis, il faut dire que ce style moderniste voire brutaliste a souvent mal vieilli. Les gros buildings en béton n’ont plus la cote et beaucoup de monuments de cette époque à Skopje sont désormais négligés sinon voués à la démolition.
Les amateurs d’architecture moderne trouveront cependant quelques édifices intéressants, généralement situés dans et autour du centre-ville.
Localisation d’ensemble des lieux évoqués sur cette page :
Le « Mur » et la « Porte » de la ville

La reconstruction de Skopje après le séisme a été orchestrée par l’ONU. Alors que la reconstruction des quartiers périphériques a été planifiée dès 1964 par des équipes grecques et polonaises, le centre-ville a fait l’objet d’une compétition séparée en 1965. Le concours a été remporté par des équipes yougoslaves et japonaises, dirigées par Kenzo Tange, connu pour être l’architecte du Musée de la Paix à Hiroshima.

Kenzo Tange a imaginé le nouveau centre-ville autour de deux principes majeurs : la proximité de nombreux logements pour dynamiser cette zone surtout dévolue aux affaires, et la construction d’un complexe qui regrouperait tous les transports (routier et ferroviaire), et permettrait de canaliser les entrées et les sorties. Le premier principe a été mené à bien à travers une ceinture d’immeubles de logements, le Gradski Dzid (« mur de la ville »), qui entoure littéralement le centre. Ce « mur » d’immeubles évoque les villes fortifiées médiévales, et redonne à la ville détruite un sens historique : le mur vient fermer le coeur ancien de la ville. Dans le dessin de chaque immeuble, Tange a joué sur les trois dimensions, ainsi, les barres du mur offrent des jeux de volumes sur leurs façades, et leur allure horizontale est contrebalancée par la présence de tours d’habitation à l’arrière.

Le complexe de transports a quant à lui été revu à la baisse, et seule la gare a été construite, au-dessus d’un boulevard et de la gare routière. A l’origine, Tange prévoyait plutôt une gare souterraine, au-dessus de laquelle les autoroutes convergeraient vers le centre. Des routes en hauteur, qui n’ont jamais vu le jour non plus, auraient ensuite desservi chaque lieu d’importance : hôtels, bureaux, banque nationale, bibliothèque nationale, salles de spectacle…
En dehors du Gradski Zid, le centre-ville de la reconstruction est aujourd’hui difficilement lisible. La zone a été densifiée avec l’ajout de nombreux immeubles, et les autorités ont cherché à gommer le caractère moderniste du quartier en recréant des lieux disparus en 1963.
Les grands monuments modernistes de Skopje sont surtout des grandes institutions. Le tremblement de terre avait complètement détruit la banque nationale, l’université, le théâtre ou encore la bibliothèque nationale. La reconstruction leur a donc donné une place de choix. Le régime socialiste plaçait aussi une grande importance dans l’accès à la culture et à l’éduction pour tous, ce qui explique la priorité donnée à la culture et à l’enseignement.
Centre-ville

La Poste centrale et le Centre des Télécommunications voisin sont généralement considérés comme les plus belles réalisations modernistes à Skopje. Il faut dire que ces deux édifices sont à la fois gracieux et très futuristes avec leurs manches à air et leurs pinacles de béton. Ils évoquent encore la fascination de l’époque pour les voyages dans l’espace. Construits de 1972 à 1981, ils sont l’oeuvre du macédonien Janko Konstantinov, qui a notamment travaillé pour le Finlandais Alvar Aalto.
Juste à côté de la poste, la cathédrale Saint-Clément d’Ohrid est l’un des seuls édifices religieux à avoir été construits en Yougoslavie socialiste. Les principales églises de Skopje avaient cependant disparu pendant le tremblement de terre. La proclamation de l’indépendance de l’Eglise orthodoxe macédonienne en 1967 a finalement donné le coup d’étrier pour la construction de la cathédrale. Elle a été commencée en 1972. Les églises byzantines médiévales sont réinterprétées, en proposant un plan carré au sol évoluant en une coupole unique au sommet.

De l’autre côté de la place de Macédoine, se trouve un autre élément clé du nouveau centre-ville. Le GTC (Gradski Trgovski Centar, « centre commercial de la ville ») ressemble à tous ces centres commerciaux un peu vieillots qu’on trouve dans chaque ville européenne. Néanmoins, lors de sa construction en 1973, il apportait une petite révolution dans la ville. Il reprend l’idée de séparation des flux piéton et automobile, en proposant une circulation piétonne sur dalle au-dessus des axes routiers. Il a été dessiné par le Macédonien Živko Popovski.

La haute tour de la Banque nationale, située entre le centre et la gare, est un des meilleurs exemples de brutalisme à Skopje. Le béton est prépondérant, les formes s’adaptent aux usages et aux circulations internes. L’immeuble écrase le petit quartier voisin de Madžir Maalo, qui a échappé aux programmes d’urbanisme d’après 1963. La Banque nationale a été construite en 1975 sur des plans de Radomir Lalović et Olga Papeš.
Karpoš

En banlieue, le quartier de Karpoš est tout à fait typique de l’urbanisme yougoslave. Il a été réalisé en plusieurs phases, qui ont fait naître les sous-quartiers de Karpoš I, II, III et IV. A Karpoš IV, soit le sous-quartier le plus éloigné, on peut voir plusieurs hautes tours d’habitations, qui forment un compromis entre l’audace brutaliste et les formes plus traditionnelles, ainsi chaque tour est coiffées de « toits » pentus et colorés. C’est aussi dans ce quartier que se trouve l’une des plus grandes réalisations modernistes à Skopje, la résidence universitaire Goce Delčev (Studentski dom Goce Delčev). Dessinée par Georgi Konstantinovski en 1969, elle est très représentative du brutalisme : chaque tour est entièrement en béton, les lignes aigües et fines mettent en valeur la verticalité. Dans le même bloc, l’architecte a aussi conçu le bâtiment des Archives de la Ville de Skopje (Arhiv na Grad Skopje) en 1966. Cet édifice est beaucoup plus petit et plus bas, et il s’organise comme un prisme autour d’un axe central.
Dans le même quartier mais un peu plus proche du centre, le lycée Nikola Karev (Gimnazija Nikola Karev) est un autre fleuron moderniste de la ville (1968). Il a été dessiné par Janko Konstantinov, également créateur du Centre des télécommunications et de la Poste centrale.
Rive nord

Plusieurs des institutions de la ville ont déménagé au nord du Vardar lors de la reconstruction, près du Vieux bazar et des quartiers albanais. Ce déplacement permettait d’étendre le centre sur l’autre rive, et de reconnecter les communautés ethniques et religieuses de la ville. L’exemple le plus flagrant est le Musée de Macédoine, construit en plein Vieux bazar. Pourtant ses volumes plutôt bas et dynamiques s’intègrent bien dans l’environnement urbain (Kiril Muratovski et Mimoja Tomić, 1972). Egalement dans le Vieux bazar, on peut voir le Théâtre des minorités, aujourd’hui connu sous le nom de Théâtre albanais. Achevé en 1974 et conçu par Vera Kjoseva et Ljubinka Malenkov, il présente des volumes massifs mais adoucis par les angles courbes.
C’est aussi le cas de l’Université, reconstruite juste derrière la mosquée Sultan Murat et sa tour de l’horloge. Dessinée par Marko Mušič, un architecte slovène, elle a été construite en 1974. Elle est typique à la fois du courant brutaliste, et de l’oeuvre de Mušič, qui utilise le verre pour relever la simplicité des façades de béton. L’architecte a aussi dessiné la Maison de la Culture de Bitola.

Plus loin, derrière la forteresse, le Musée d’art contemporain est le reflet de l’énorme soutien international dont Skopje a bénéficié après la catastrophe. Conçu pour abriter les oeuvres données à la ville par des artistes du monde entier, il a été dessiné par un collectif polonais, les « Tigers » (Jirzy Mokrzynski, Wacłav Kłszewski et Eugenius Wierzbicki). Ouvert en 1970, il évoque les réalisations du Corbusier avec ses formes cubiques blanches soutenues par des piliers.

Plus près du Vardar, se trouve un véritable quartier institutionnel et administratif, organisé autour de la rue Sv. Kliment Ohridski. Il a été passablement dénaturé ces dernières années, mais on y trouve encore certains des meilleurs exemples de modernisme à Skopje. En premier lieu, on y trouve l’Académie macédonienne des sciences et des arts (MANU), qui occupe un bâtiment construit en 1976 par Boris Čipan. Bien que très massif, l’immeuble s’éloigne du brutalisme pour gagner en légereté. L’architecte utilise le verre et l’acier pour varier les couleurs et les formes, et proposer un édifice dynamique. La façade côté fleuve est la plus intéressante, avec ses énormes piliers d’acier qui soutiennent le dernier étage. La pluralité des volumes évoque également l’architecture traditionnelle du pays. Dans le même quartier, la Bibliothèque nationale et universitaire (NUB) propose également une fusion de l’art traditionnel, et notamment des motifs de broderie, dans des lignes modernistes.

Enfin, ce quartier est dominé par un édifice plus récent, qui répond davantage au style international en vogue à partir des années 1970. Ce style se caractérise par des façades en verre plutôt qu’en béton, et par la recherche d’une plus grande verticalité. Le siège de la Radio-télévision macédonienne, une puissante tour noire et blanche, a été conçu par Kiril Acevski et achevé en 1983. En contrebas, au milieu d’une pelouse, se trouve une curieuse sculpture évocant une fleur exotique ou bien une grenade explosive. Il s’agit d’un monument à la Seconde Guerre mondiale dessiné en 1981 par Aleksandar Nikoljski et Vladimir Pota.
Directement face au GTC, mais toujours sur la rive nord du Vardar, la salle de l’Opéra et du ballet macédoniens (MOB) est aujourd’hui noyée au milieu de colonnes kitsch et de ministères à coupoles. Autrefois, cet édifice blanc et aérien s’étalait seul au milieu de pelouses. Achevée en 1981, la salle a été conçue par un jeune collectif slovène, Biro 71. Celui-ci s’est inspiré de l’architecture moderne finlandaise pour proposer un édifice aux lignes épurées et évocatrice de l’environnement naturel : les lignes de marches montant jusqu’à l’entrée suggéraient l’eau du fleuve tandis que les triangles empilés reprenaient la forme des montagnes.

Hors du centre, sur une colline près du site antique de Scupi, le Service hydrométéorlogique national occupe un édifice brutaliste tout à fait surprenant. Tout en béton, il forme un curieux assemblage tout en équilibre de piliers et de pièces horizontales, à la manière d’un casse-tête géant (Krsto Todorovski, 1975).
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